L’entreprise libérée par-ci, l’entreprise libérée par-là… Vous aussi vous avez l’impression que c’est LE concept à la mode? Les articles sur le sujet se multiplient, chacun commente et re-commente, les personnes se revendiquant experts foisonnent, les admirateurs et fervents défenseurs font face aux plus sceptiques…
Et pour cause, les résultats annoncés sont attrayants : 15% de croissance du chiffre d’affaires, un temps de traitement des dossiers divisé par trois, une augmentation de la productivité de 12% en moyenne[1] (évolutions observées par plusieurs entreprises ayant adopté ce mode de fonctionnement)… Et des collaborateurs qui se disent heureux.
L’équipe RH-Management de Kurt Salmon a décidé d’explorer ce concept mais surtout de le questionner, sur le terrain, au plus près de la réalité. Ce travail de recherche vise à s’interroger : parlons-nous tous de la même chose? Existe-il plusieurs définitions et versions de l’entreprise libérée ? Ce concept apporte-t-il des éléments complémentaires aux nouvelles pratiques managériales ? Faut-il prendre des précautions face à ce concept et sa réalisation, et si oui, lesquelles ?
- L’entreprise libérée, le nouveau buzzword de l’innovation RH
En premier lieu, parlons-nous de la même chose? Revenons donc sur ce concept qui fait beaucoup de bruit.
L’EL s’appuie sur un principe de base qui fait consensus: toutes les ressources humaines sont importantes et susceptibles de participer à la création de richesses dans l’entreprise. De plus, l’homme a envie de s’investir et de s’engager dans son travail. Il suffit de créer l’environnement adéquat pour le lui permettre, en créant un cercle vertueux visant l’autonomie via la responsabilisation.
Ce principe de base peut se décliner en 2 postulats :
– L’Homme est digne de confiance, il faut donc le mettre au cœur de l’entreprise ;
– Il aspire à la liberté, même dans son travail.
L’entreprise libérée, n’est pas un concept nouveau. Il s’appuie sur une théorie avancée dans les années 1960 par McGregor: la théorie Y (faisons confiance à l’homme), alors que traditionnellement les organisations sont plutôt conçues selon la théorie X (l’homme doit être contrôlé). Cette théorie est reprise par Isaac Getz et Brian M. Carney[2] pour expliquer les entreprises « comment » (où les décisions et actions se basent sur la question « comment faire pour travailler? ») en opposition aux entreprise « pourquoi » (où l’unique question est « que faire pour satisfaire le client? »). Ils appuient leur propos avec l’histoire vraie d’une femme de ménage de l’entreprise FAVI qui, seule dans l’établissement un soir, décroche le téléphone et comprend qu’un client important est coincé à l’aéroport, suite à un malentendu. Elle prend l’initiative d’aller le chercher à l’aéroport, de l’installer et de lui fixer un nouveau rendez-vous. Tout cela en toute discrétion, sans en faire d’état particulier, en tant que membre engagé et libre de la communauté FAVI.
Ainsi, d’après Isaac Getz, une entreprise est qualifiée d’entreprise libérée lorsque la majorité des salariés disposent de la liberté et de l’entière responsabilité d’entreprendre toute action qu’eux-mêmes estiment comme étant la meilleure pour la vision de l’entreprise.
Bien que le processus – qu’Isaac Getz préfère nommer « philosophie » – de libération ne soit ni linéaire ni séquentiel, les défenseurs de l’entreprise libérée semblent s’accorder sur des ingrédients communs :
– Une impulsion décisive par le dirigeant, qui doit être le leader libérateur
- Le leader libérateur provoque le changement : il impulse l’émergence et le partage d’une vision d’entreprise et de valeurs communes, rassemblant l’ensemble des salariés : en commençant par laisser la parole aux collaborateurs et adopter une posture d’écoute active.
- Il saura se rendre dispensable pour ouvrir l’espace à la prise d’initiative. Alexandre Gérard a ainsi laissé son entreprise Chronoflex aux salariés pendant 1 an : pour lui, « le leader libérateur cherche à se rendre dispensable afin de générer la confiance et permettre la réalisation de soi et l’auto-direction ».
– Une étape de remise en cause du management
- Une dé-hiérarchisation est nécessaire. Elle passe par la disparition de la bureaucratie et la transformation du rôle de manager et la suppression des formes de contrôle interne.
- Le nouveau rôle du manager, soutenir les individus et les équipes lors des prises de décisions, est à inventer par chaque organisation.
- Cette remise en question a des effets concrets et immédiats sur l’organisation, en favorisant son agilité, la fluidité des échanges et la facilitation de la prise de décision, sur le bien-être des collaborateurs, et sur le modèle économique, transformant l’agilité en gain de temps et d’argent.
– La libération des collaborateurs
- Chaque salarié est en position de développer son potentiel, grâce à la responsabilisation, l’autonomie et la valorisation et donc en « auto direction ».
- La responsabilité du résultat de leur travail est rendue aux salariés, notamment en les laissant s’organiser: ils doivent intégrer / avoir en réflexe que ce qui compte c’est l’objectif et pas la façon d’y arriver. Cette latitude offerte permet une réappropriation de son travail et pousse à trouver soi-même les solutions. Une condition cependant : supprimer tout symbole et pratique créant un sentiment d’inégalité entre les salariés.
- Par cette libération, les collaborateurs seront plus créatifs et force de proposition. Ils sont placés dans les conditions favorables au travail en intelligence collective.
L’entreprise libérée propose une alternative aux problématiques de motivation et de bien-être, et plus largement à tous les maux de l’organisation moderne. Constitue-t-elle pour autant une solution miracle ?
- Le côté obscur de l’Entreprise libérée
Cependant, nul besoin d’être une entreprise libérée pour respecter ses collaborateurs, avoir confiance en eux et chercher à développer la qualité de vie au travail à travers un management responsable.
Les réserves récurrentes et les questions soulevées sont nombreuses :
- Sans manager, la capacité des équipes à faire face à des situations complexes ou dégradées n’est pas assurée.
- La pression sociale y serait forte et les jeux politiques internes au sein des entreprises se multiplieraient. En prônant l’autocontrôle, le risque de glisser vers le contrôle de tout le monde par tout le monde est important.
- Le concept d’entreprise libérée cacherait une logique de « cost killing » (notamment par la suppression des fonctions supports). Elle permet une hausse des compétences des salariés sans réelle prime ou avantage financier. L’unique contrepartie est le sentiment de responsabilisation.
- Les mesures de l’évolution de la performance au sein des entreprises libérées ne sont pas communiquées. Dès lors, les effets positifs sur la performance peuvent être questionnés.
- La durabilité même des effets positifs est contestée: continuité du modèle après le départ du leader notamment.
Ainsi, certains avancent que les entreprises libérées seraient fortement touchées par le burn-out et n’apportent pas la motivation et le bien-être promis.
Les complexités organisationnelles et managériales causées par la libération de l’entreprise sont-elles temporaires, liées à la transition vers un modèle différent, ou sont-elles inhérentes au modèle même d’entreprise libérée ? Est-il possible de limiter ces effets ?
Entre les arguments attrayants de l’entreprise libérée et les critiques rationnelles / de bon sens, une réflexion de recherche s’impose.
- L’Equipe RH-Management de Kurt Salmon propose de mener un travail de recherche et d’enquête terrain
Si nous avons tous en tête des exemples d’entreprise libérée (FAVI, Sogilis, Chronoflex, etc.), savons-nous réellement :
- Comment s’est déroulée cette transformation (démarche, acteurs) et avec quel accompagnement (des managers, des fonctions supports, de l’ensemble des collaborateurs – notamment les réfractaires) ?
- Quelles ont été les réactions des collaborateurs de ces entreprises à l’annonce puis leurs ressentis ?
- Quelle gestion des Ressources Humaines (au sens des Hommes) a prévalu : place accordé au dialogue social, intégration de la gestion de carrière, etc. Quel est le positionnement de la fonction RH dans cette transformation ?
- S’il existe des entreprises qui se sont essayées à cette transformation et qui ont reculé ou échoué ?
- Comment cette démarche s’inscrit-elle dans le temps ?
Pour répondre à ces interrogations, il nous parait essentiel de croiser les regards et les témoignages : des leaders libérateurs, des dirigeants sceptiques, des collaborateurs ayant vécu le processus, des collaborateurs le souhaitant, etc. La multiplicité des points de vue permettra une remontée terrain et concrète, au plus près de la réalité, et un retour d’expérience critique.
L’équipe RH-Management se propose d’aiguiser son œil critique, d’exploiter les pistes et de vous apporter des éléments de réflexion prochainement.
Auteurs : Camille Charmasson, Consultante Senior, Marine Lebastard, Business Analyst, Caroline Noailly, Consultante, et Margaux Sion, Consultante
[1] Harvard Business Review – Et si salariés et patrons faisaient confiance à la… confiance, Jean-Gabriel Kern, Emmanuel Mas
[2] Livre Liberté & Cie – Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Isaac Getz et Brian M. Carney