Les bouleversements [1] dans le monde du travail, dont se font l’écho aujourd’hui théoriciens, économistes ou intellectuels, sont également à l’œuvre dans le secteur public. Conduire les transformations dont l’Etat a besoin dans ce contexte nécessite des compétences nouvelles – notamment pour les cadres dirigeants de la haute fonction publique – différentes de celles qui prévalaient jusqu’alors dans ses différentes structures.
Le récent rapport de la mission Thiriez relatif à la réforme de la haute fonction publique nous éclaire davantage quant aux problématiques rencontrées par l’Etat dans la gestion RH de ses cadres dirigeants dispersés dans les trois versants de la fonction publique.
Face à un climat de méfiance vis-à-vis de l’action publique et de ses acteurs, à des attentes accrues des citoyens en termes d’efficacité, de transparence et de créativité de la part de leurs élites administratives et politiques et à une baisse d’attractivité pour les carrières dans le public, la haute fonction publique doit se réinventer en matière de fonctionnement, de recrutement et de gestion des carrières.
Le constat
Pour volontaire qu’elle soit, la politique de l’Etat en matière de ressources humaines s’est longtemps cantonnée à de la gestion administrative et à l’élaboration de textes normatifs, censés donner de la clarté à la myriade de corps et de statuts de la fonction publique. Le travail des hauts fonctionnaires [2], formés dans les différentes écoles de service public (ENA, INET, EHESP, etc.), recrutés sur concours et marqués par une culture du travail très hiérarchisée, consistait alors principalement à édicter des normes.
Selon le rapport, plusieurs éléments convergents amènent aujourd’hui à devoir réfléchir à une nouvelle gestion RH de cette frange de de la fonction publique :
- Les fortes inégalités sociales en France, conduisant de nombreux citoyens à médire d’une haute fonction publique perçue comme trop éloignée de leurs préoccupations et cultivant un certain corporatisme
- La baisse d’attractivité dans les concours administratifs et techniques, et plus globalement des métiers de la fonction publique, avec la concurrence accrue du privé sur les profils les plus recherchés, notamment dans les métiers IT et la possibilité de recourir désormais à des contractuels pour pourvoir les postes de direction
- La nécessaire gestion RH de l’Etat : gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences, déroulement des carrières individuelles, évaluation des performances des collaborateurs et gestion des talents
- Les modes de management et de pratiques RH actuels de la fonction publique, majoritairement moins agiles, moins collaboratifs et moins enclins à la culture « projet » que le secteur privé, malgré un relatif changement de paradigme ces dernières années
Les trois points cardinaux
Selon le rapport Thiriez, cette nouvelle gestion publique des RH doit reposer sur ce que la mission nomme les trois principes cardinaux :
- Le cadre supérieur dans la fonction publique est acteur de son employabilité: a contrario du secteur privé où les cadres sont plus enclins à se former tout au long de leur carrière pour espérer pouvoir rester employables d’une entreprise à une autre, les cadres dirigeants de la fonction publique doivent passer d’une conception passive de leur gestion de carrière à une posture plus proactive. En ce sens, la co-construction de leurs parcours professionnels avec les gestionnaires RH est privilégiée ;
- Chaque carrière dans la fonction publique ne doit pas systématiquement être ascendante: à l’instar du privé, les carrières doivent se nourrir de mobilités fonctionnelles, sectorielles et géographiques qui peuvent effectivement mener à des changements de niveau, voire de rémunération – les nouvelles organisations actuelles du travail impliquent en ce sens d’être davantage flexibles ;
- Les filières d’expertise et de pilotage de projet doivent être valorisées par rapport à la filière managériale : bien connu du secteur privé, le système dit de la « double échelle », née dans le secteur industriel (Michelin, Schlumberger), tente de faire la part belle et de valoriser aussi bien les profils experts, que les profils managériaux – le management ne devant plus être considéré comme étant la seule voie royale de progression tout au long d’une carrière.
Les axes de réponse
À la lumière de ces constats, les propositions de la mission Thiriez s’articulent autour de trois grands thèmes que sont : le décloisonnement de la fonction publique, la diversification de son recrutement et la dynamisation des carrières.
Si les deux premiers sont les plus commentés médiatiquement – le sujet de la transformation de l’ENA est une matière assez féconde dans les médias –, le dernier thème de la dynamisation des carrières est celui qui questionne le plus la gestion des ressources humaines dans la fonction publique. Par dynamisation, la mission entend améliorer l’efficacité de la haute fonction publique en mettant l’accent sur le mérite, les évaluations ainsi que la formation continue, et renforcer l’attractivité des carrières publiques en prônant notamment des parcours privé-public.
À cette fin, la mission préconise d’une part de moderniser les outils de gestion des cadres supérieurs de l’Etat et d’autre part d’avoir une gestion renouvelée des carrières des cadres supérieurs.
La modernisation des outils doit nécessairement passer par :
- La révision du référentiel de compétences des cadres dirigeants, afin d’avoir une vision claire des compétences attendues en termes de soft skills et hard skills ;
- La poursuite du positionnement de la DGAFP en véritable « DRH groupe » de l’Etat, en devenant notamment l’interlocuteur privilégié des gestionnaires de proximité et en renforçant son rôle d’animateur des structures RH interministérielles ;
- Le renforcement des outils de gestion RH ministérielle et décentralisée via une pratique RH plus qualitative des DRH ministérielles, à travers par exemple la constitution d’un vivier de futurs cadres dirigeants ;
- La fluidification des carrières et la reconnaissance des cadres, en sanctifiant notamment la catégorie A+ qui n’a, à date, aucun fondement juridique et en poursuivant le mouvement de fusion de certains corps.
Pour qu’elle soit davantage attractive, la carrière des cadres supérieurs de la fonction publique implique une gestion RH davantage personnalisée et adaptée à chacun. Cela passe notamment par :
- La publication systématique des postes vacants afin d’ouvrir ces postes à un public plus large et notamment envers les cadres issus du privé ;
- L’évaluation des besoins de l’Etat en matière d’ingénieurs, afin d’accompagner les politiques publiques sous un prisme de plus en plus technologique ;
- La généralisation de l’évaluation et de la formation tout au long de la carrière au travers des nouvelles méthodes d’évaluation à 360° ou encore d’assessment center. Au sein de l’administration, ces méthodes permettent à la fois d’évaluer et de sélectionner pour une potentielle entrée dans un vivier de hauts potentiels mais également de permettre un développement personnel ;
- La valorisation des mobilités intra fonction publique entre ses trois versants mais également entre le secteur public et le secteur privé, mission qui pourrait être confiée à l’Agence d’accompagnement des mobilités et des reconversions en cours de création à la DGAFP ;
- La promotion des carrières dans le public via la création de parcours fast track pour les cadres les plus performants, le réalignement des rémunérations de ces cadres dirigeants avec ceux de leurs homologues du privé ou encore la reconnaissance des performances individuelles.
Une réflexion plus globale de la gestion publique des RH
Le rapport Thiriez ne représente qu’une réponse partielle aux enjeux RH de l’ensemble de la fonction publique, en ne s’adressant qu’à une niche – celle de ses cadres dirigeants – parmi les quelques 5,5 millions d’agents aujourd’hui en France. Les réflexions plus globales quant aux nouvelles politiques RH ne se cantonnent pas à la haute fonction publique. Bien loin des idées reçues vantant un secteur public à la traîne par rapport au privé, l’Etat a initié depuis quelques années de nombreux chantiers afin de dynamiser son capital humain : Action Publique 2022, SIRH 2022 et dernièrement la loi de transformation de la fonction publique qui pose les fondements d’une rénovation en profondeur du cadre de gestion des ressources humaines des agents publics.
Il s’est doté, pour cela, d’un certain nombre de moyens et de canaux pour mener à bien ces travaux : renforcement du rôle de la DGAFP, accord interministériel de prestations de conseil RH co-piloté par la DGAFP et la DAE, fonds d’accompagnement interministériel des RH doté de 50 millions d’euros, etc.
Ce rapport, quoique ambitieux, s’inscrit donc dans la continuité de toutes ces initiatives. La conduite du changement associée à l’ensemble de ces chantiers et l’application des propositions du rapport qui auront été choisies par le gouvernement, nécessiteront de recourir à des acteurs externes (coachs, formateurs, cabinets de conseil), dont la valeur ajoutée réside dans leurs expériences du privé et dans leurs capacités à porter des changements de grande ampleur.
[1] New ways of working, nouveaux modèles organisationnels, nouvelles attentes des consommateurs, essor du travail indépendant, nouvelles aspirations des salariés pour plus d’autonomie, de créativité, etc.)
[2] Les corps de hauts fonctionnaires (techniques ou administratifs) relevant de « l’encadrement supérieur et dirigeant » des trois fonctions publiques selon la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP), soit une population d’environ 20 000 personnes.
La gestion des compétences est au coeur de l’organisation des entreprises, mais peu de dirigeants ne s’en rendent compte.