La nouvelle loi portant sur la prime de partage de la valeur ajoutée s’est invitée dans les discussions des Directeurs des Ressources Humaines avant l’été. Même si toutes les interrogations juridiques suscitées par cette soudaine annonce politique ne sont pas encore totalement dissipés, les derniers éclaircissements apportés par les pouvoir publics laissent peu de doute aux DRH. Bon nombre d’entre eux vont devoir s’organiser très rapidement pour discuter avec les partenaires sociaux. Il y a deux raisons principales à cela ; soit l’entreprise rentre dans le champ de la loi, sur la base des critères juridiques actuellement retenus, soit elle négocie pour des raisons symboliques et de climat social.
Le propos ne sera pas ici de commenter le bien fondé ou l’opportunité de cette loi. Certes, cette nouvelle prime venant bousculer les traditionnelles Négociations Annuelles Obligatoires (NAO) a de quoi laissé dubitatif. Voyons néanmoins en quoi cette nouvelle disposition aborde en filigrane des questions sociétales structurantes. Le pouvoir politique a lui-même réintroduit sa proposition dans le cadre de la traditionnelle logique du partage de la valeur ajoutée, les fameux « 3 tiers » : 1/3 pour le capital, 1/3 pour le travail et 1/3 pour l’investissement. Il s’agit là d’une déclinaison de l’enjeu présidentiel de 2007 sur la « valeur travail ». De plus, le débat sur l’éthique posée par la rémunération de nos grands patrons est toujours d’actualité, renvoyant le capitalisme à son immoralité supposée.
L’enjeu de cet article est double. Le premier fait ressortir la place nouvellement prise par la rémunération dans la vie en société. Le second met en exergue une évolution des modes de management dans l’entreprise et aborde plus largement les attentes de la société sur la manière dont l’entreprise interagit avec son l’environnement. Ces deux enjeux impliquent de repenser la négociation de la rémunération entre partenaires sociaux.
Le premier enjeu évoque donc une transformation de la représentation symbolique de la rémunération dans notre société. La rémunération deviendrait un nouvel axiome de la reconnaissance et du bien être au travail. Pourquoi ?
Constatons d’abord qu’un certain nombre de changements intervenus depuis la crise des années 70/80 ont modifiés le visage économique de notre pays. Les entreprises sont de plus en plus hétérogènes de par leurs tailles et leurs secteurs d’activités. Il y a également une multiplication des statuts juridiques. Une entreprise sous le statut d’auto entrepreneur dans l’univers du service à la personne a peu de points communs avec une exploitation agricole, une multinationale, une association au but non lucratif ou encore une administration publique. De plus, l’ouverture des marchés et la mondialisation ont modifié la « chaîne de valeur » au plan industriel et macro-économique. «L’externalité positive» de ce phénomène est que nos PME ont dû miser d’avantage sur l’innovation pour assoir leur compétitivité et donc leur croissance. Le dispositif du Crédit Impôt Recherche (CIR) relève par exemple pleinement de cette articulation. L’explosion technologique est venue amplifier ce mouvement.
Ces transformations ont également engendré une modification au niveau de la structure du capital. En effet, les trente glorieuses étaient d’avantage marquées par un capital concentré, moins nombreux et moins volatil. De fait, le parton incarnait également l’actionnaire et l’entrepreneur. Il se déclinait de cette articulation un compromis plus simple à faire ressortir entre les salariés, le chef d’entreprise et l’actionnaire. Aujourd’hui ce n’est plus le cas.
Constatons ensuite les changements intervenus dans la société. Le monde du travail ne semble pas échapper à l’individualisation, mal sociétal décrié de tous. Ce phénomène, renforcé par la division du travail au plan macroéconomique, a diminué le sentiment de sécurité statutaire de l’emploi. Les attentes de plus en plus nombreuses de la société civile s’immiscent régulièrement dans le monde de l’entreprise. Ce constat est à l’origine d’une législation toujours plus abondante. Ces différents éléments économiques, technologiques et sociétaux, s’auto-alimentent.
Du fait de la pression médiatique, politique et législative, les partenaires sociaux sont enjoints à ce saisir des attentes de la société. L’évolution de la législation sur la modification du régime des Accidents du travail, les maladies professionnelles, la faute inexcusable, les risques psychosociaux, la pénibilité, l’égalité de traitement, l’insertion des handicapés en est une bonne illustration. L’employeur est désormais tenu de se préoccuper de la santé mentale de ses salariés. Cela passe par la prévention des risques psychologiques encourus par le salarié dans le cadre de son activité. Il faut également que l’entreprise procède à une réparation financière en cas d’exposition aux risques professionnels. Enfin, il faut recourir à une sanction à l’égard de l’auteur à l’origine de ces risques.
Autrefois, le parcours professionnel était réalisé au sein d’une seule et même entreprise. Le travail transcendait la sphère professionnelle et contribuait directement à l’épanouissement privé des salariés. Aujourd’hui cependant, l’activité professionnelle est d’avantage vécue comme un moyen de se procurer un revenu afin de le réinvestir dans une réalisation personnelle (famille, loisirs…).
Si la rémunération devient à la fois la reconnaissance du travail accompli, du statut, et la réparation d’un risque subit ou même encouru, il faut s’interroger sur la manière dont cela se traduit dans les modes de management qui vont eux même être conditionnés par le nouveau rôle des entreprises dans la société. C’est là le second enjeu.
Nombreuses sont les entreprises qui souhaitent privilégier les augmentations individuelles au détriment des augmentations collectives. Cette volonté s’appuie, entre autre, sur l’idée que les salariés travaillent mieux quand leur rémunération dépend de leur propre effort ; la motivation étant un des premiers facteurs de performance. Il reste néanmoins à s’assurer que la rémunération est un des principaux ressorts de la motivation car Il serait illusoire de croire qu’une rémunération, aussi motivante soit elle, se suffit à elle-même. Les modes de management ont leur rôle à jouer.
Finalement, on constate de manière historique que bon nombre de théories sur le management s’articulaient volontiers sur une approche très taylorienne à travers le principe du « One best way ». En ce sens, ces théories mettaient souvent l’accent sur une explication spécifique et singulière de la motivation des salariés. Schématiquement le résonnement était le suivant : la motivation des acteurs dépend des facteurs X et/ou Y identifiés, donc un management « optimisé » passe par la valorisation des facteurs X et/ou Y.
La sémantique est aussi importante. La DRH en tant que Direction des RESSOURCES Humaines (on parlait même à une époque précédente de Direction du Personnel) n’a pas le même sens que la DRH en tant que Direction des RICHESSES Humaines. La notion de richesse renvoie à quelque chose de rare, d’une grande valeur dont on a envie de prendre soin et que l’on souhaite préserver. La notion de ressource renvoie quant à elle à une vision traditionnelle de la doctrine économique.
La doctrine marxiste évoque l’opposition capital / travail, avec la notion d’armée de réserve en filigrane.
La doctrine classique ou néo-classique s’appuie, pour sa part, sur la notion d’allocation optimale des facteurs de production. Plus récemment encore, les théories de la croissance endogène ou du capital humain identifient elles aussi l’individu comme une ressource. Ces doctrines considèrent donc toutes le travail, et donc l’être humain, comme un facteur de production, au même titre que le capital. La notion de «ressource humaine» renvoie inexorablement à une façon de gérer les salariés comme des ressources interchangeables.
Voyons, par un raisonnement analogique, comment le bien « eau » est perçu d’un pays à l’autre. Dans les pays qui en sont grandement dépourvus, l’eau est perçue, et donc traitée, comme une richesse. A contrario, l’eau sera utilisée comme une ressource dans les pays qui en sont richement dotés. On parle d’ailleurs de « ressource en eau » des nappes phréatiques.
Le concept de Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) défend l’idée que l’entreprise doit intégrer dans sa réflexion et dans sa pratique, son impact sociétal, environnemental, et économique du fait de son développement. On interroge l’entreprise sur la nature des biens qu’elle produit, sur son mode de production ainsi que sur la mesure de sa performance. La RSE est une déclinaison du concept de développement durable.
Différentes initiatives sont prises pour intégrer dans le calcul du PIB et dans la comptabilité nationale de nouveaux critères de mesure de la croissance. On peut pour exemple évoquer les travaux menés par Amarty SEN et Joseph STIGLITZ mandatés en 2009 par le gouvernement Français pour travailler sur la question de « la mesure de la performance économique et du progrès social ». La performance ne saurait se résumer à la mesure de l’efficacité, ni même de l’efficience comptable et financière.
La valeur ajoutée ne se crée pas uniquement par le salarié « facteur de production ». Elle se crée également par le salarié « être humain », dans ses idées, sa parole, son expérience, ses diplômes, son dialogue en interaction avec ses collègues et sa direction, dans sa capacité à interagir avec eux. Faire d’avantage confiance à ses collaborateurs, les laisser prendre une place active dans les processus de décision et de production, c’est probablement là une des déclinaisons possibles de cette vision « richesse humaine » en lieu et place de l’approche« ressource humaine ». L’individu n’est jamais aussi performant et motivé pour ce qu’il est et veut que pour ce que l’on souhaiterait qu’il soit ou veuille. Le travail devient ainsi source d’épanouissement et d’émancipation personnelle et donc collective.
La difficulté réside dans le fait que l’humain n’est pas un et indivisible. Il est multiforme et mouvant. Que penser par exemple des questions posées par la nécessaire intégration de la jeune génération dite « Y » ? Pour favoriser la cohérence et la construction collective, il faut que chacun trouve sa place, sa propre motivation, sa propre reconnaissance, sa propre évolution. Cette différence et donc cette complémentarité sont constitutives de la « richesse humaine » précédemment évoquée.
Sur le plan de la rémunération, il n’est plus possible de partager la richesse collective uniquement en fonction de sa place hiérarchique dans l’entreprise, de son ancienneté ou de son statut. Il faut d’avantage prendre en compte la capacité de chacun à s’inscrire dans un environnement changeant et à modifier ses pratiques professionnelles. La capacité de chaque salarié à contribuer à l’effort collectif, à monter en compétences et à coopérer doit devenir un critère d’évaluation et donc de rémunération. La pratique syndicale traditionnelle se trouve donc remise en cause. Elle doit désormais d’avantage prendre en compte les aspirations individuelles au détriment des revendications catégorielles.
Il faut nuancer la vison de la rémunération comme source principale de motivation. En effet, les sociétés les « plus performantes » sont souvent celles où les salariés ont le sentiment qu’il y fait bon vivre et travailler et où ils peuvent s’épanouir. La rémunération ne devient plus le seul vecteur de la reconnaissance du travail et de la qualité du collaborateur. La formation, le cadre de travail, l’attention portée à la vie personnelle et familiale sont probablement autant d’éléments qui attestent de l’importance de chacun à travers sa singularité. Pour procurer du bien être, le travail doit avoir un sens.
Paradoxalement, c’est peut être en recherchant le bien être individuel, l’épanouissement de chacun que le collectif (l’entreprise) deviendra performant. La somme des parties pourrait bien avoir du poids au regard de la construction du «tout ». Il ne semblerait donc pas « utopique » de concevoir l’entreprise comme un lieu où les salariés, justement rémunérés se sentiraient bien et seraient donc ainsi acteur de performance.
Le catalogue des bonnes intentions est louable mais ne saurait se substituer à une véritable réflexion sur notre nouvelle façon de penser le travail et donc la rémunération. Cette nouvelle déclinaison de la richesse humaine, ne doit pas faire oublier la première fonction de l’entreprise qui reste la création de richesses. En réponse au débat sur la morale du capitalisme, André Comte-Sponville rappelait que c’est l’amoralité du capitalisme qui justement assure son développement et son efficacité. L’amoralité n’engendre pas forcément l’immoralité. Le développement humain, la RSE en sont peut être des illustrations puisque ils conjuguent de façons harmonieuse les aspirations économiques de l’entreprises, les contraintes environnementales et les attentes sociétales des individus.
Dans cette perspective, la rémunération ne resterait plus soumise au traditionnel jeu d’acteur évoqué plus haut. Elle ne serait donc plus une « utopie » mais bien l’illustration concrète d’une démarche basée sur la prise en compte de la « Richesse Humaine ».
Michel Foucault présentait sont concept d’ « hétérotopie » comme une « utopie » localisée, un contre-espace réel délimité dans le temps, destiné à s’opposer en quelque sorte aux autres espaces. On peut donc se demander si l’entreprise est passée d’une représentation symbolique d’un espace « boite noire » dans la doctrine économique classique, à un espace « hétérotopie ».
Auteur : Médérick Trémaud, Manager, RH-Management