L’intelligence artificielle face à la biodiversité : l’exemple de la biodiversité marine

L’intelligence artificielle face à la biodiversité : outil de transition ou accélérateur de crise ?

L’intelligence artificielle (IA) connaît une croissance exponentielle, stimulée par des avancées technologiques rapides, des investissements colossaux et l’espoir de répondre à de nombreux défis contemporains. Pourtant, cette révolution technologique progresse sans véritable repère environnemental, ni évaluation claire de son impact. Le manque de transparence, de données précises et de régulations adaptées empêche une évaluation rigoureuse de ses conséquences sur la nature. La biodiversité, dont la complexité des données freine souvent l’action, révèle pourtant le potentiel d’une IA capable de surmonter ces obstacles pour proposer des solutions face à la sixième extinction de masse. Alors que l’IA s’impose comme un levier majeur de transformation, une question cruciale demeure : peut-elle réellement accompagner la transition écologique, ou risque-t-elle d’en devenir un facteur aggravant majeur ? A l’occasion de la journée mondiale de l’océan le dimanche 8 juin, nous prendrons l’exemple de la biodiversité marine.

Une technologie puissante avec un coût écologique potentiel colossal

L’intelligence artificielle repose sur trois piliers fondamentaux : des systèmes informatiques énergivores, une masse colossale de données, et des algorithmes complexes. L’entraînement des modèles nécessite une puissance de calcul immense, entraînant une consommation énergétique qui contribue très directement au changement climatique, à la dégradation des  écosystèmes et à la fragmentation des habitats naturels. Les centres de données, indispensables au fonctionnement de l’IA, consomment déjà entre 1 et 1,5 % de l’électricité mondiale. Cette demande d’énergie en constante augmentation est alimentée encore majoritairement de sources non-renouvelables.

A cela s’ajoute l’extraction de métaux rares (indium, tantale, néodyme…) qui détruit les habitats et pollue les sols et les eaux. Ces infrastructures nécessitent par ailleurs une forte consommation d’eau pour refroidir les serveurs (16 milliards de litres pour Google en 2021) et une artificialisation des sols. Plus inquiétant encore, l’effet rebond semble inéluctable : plus l’IA devient performante, plus elle est utilisée, augmentant in fine la consommation totale d’énergie. Le manque de dispositifs de suivi de l’empreinte écologique des data centers ou l’opacité autour du cycle de vie des équipements numériques aggravent encore cette situation.

La biodiversité, l’angle mort

Si l’empreinte carbone des technologies est aujourd’hui mieux mesurée, c’est en partie parce que le carbone est un indicateur plus facile à quantifier. À l’inverse, l’impact sur la biodiversité reste diffus, difficile à tracer, souvent localisé et rarement modélisé dans le temps.

Prenons l’exemple des effets des techniques de pêche industrielle tel que le chalutage qui sont bien documentés : une grande partie des captures n’est pas valorisée. En moyenne, seules 20,6 % des espèces pêchées sont réellement utilisées, un chiffre pouvant grimper jusqu’à 52,8 % de rejets en poids (Restitution des données ObsMer pour les professionnels – données 2010, p. 24). Ces pertes massives illustrent un système inefficace dont les impacts sur le long terme sont presque contre-productifs faute de modélisation adéquate. Le manque de données scientifiques fiables, notamment sur les paramètres biologiques essentiels à la gestion durable des stocks (croissance, mortalité, reproduction), constitue un frein majeur à une gouvernance efficace. Les données sont cloisonnées, les interdépendances entre espèces sous-estimées, et les entreprises, peu enclines à partager des indicateurs précis, avancent souvent à l’aveugle.

A ce jour, aucun cadre réglementaire n’impose de transparence aux acteurs économiques de documenter précisément leurs impacts sur la biodiversité.  Ce sujet demeure largement ignoré alors même que l’IPBES (2019) alerte : un million d’espèces animales et végétales pourraient disparaitre dans les prochaines décennies, sur les 8 millions recensées.  L’espèce humaine a un impact sur ces espèces animales par la destruction des milieux naturels et leur artificialisation (30% des impacts), la surexploitation des ressources naturelles et le trafic illégal d’espèces (23%), le changement climatique (14%), les pollutions des océans, des eaux douces, du sol et de l’air (14%) et l’introduction d’espèces exotiques envahissantes (11%).

IA au service de la biodiversité : cartographier, analyser, préserver

L’Intelligence Artificielle possèdent de réels atouts : une grande précision des modèles, une capacité à traiter des volumes massifs de données, une vitesse d’analyse considérable, et la possibilité de modéliser des interactions complexes, souvent invisibles à l’œil humain. Elle permet d’agir là où l’intervention humaine limitée par le temps ou les ressources. Si elle est utilisée à bon escient, l’IA peut devenir un outil d’analyse et d’aide à la décision. Prenons l’exemple de la biodiversité marine pour étayer nos propos.  

  1. Voir l’invisible grâce à l’IA

L’Intelligence Artificielle ouvre de nouvelles perspectives pour l’étude et la préservation de la biodiversité marine. Elle permet d’identifier rapidement et avec une grande précision un grand nombre d’espèces à partir d’images ou de sons et cartographier les milieux naturels, ainsi que la biodiversité évoluant dans le temps selon de multiples facteurs environnementaux.

  • Reconnaître et suivre les espèces : Le système Wildbook Flukebook utilise la reconnaissance d’image pour identifier les cétacés (comme les baleines) à partir de photos de leur queue, un outil bien plus rapide et précis que l’identification visuelle humaine. Cela permet un suivi individuel sur le long terme pour mieux comprendre leurs déplacements et comportements.
  • Cartographier les milieux et la biodiversité : Le projet FISH-PREDICT explore comment l’analyse de données massives peut aider à mieux comprendre les écosystèmes côtiers en mer Méditerranée et dans l’océan Pacifique. L’objectif est de modéliser la répartition des espèces en tenant compte de leur niche écologique, c’est-à-dire l’environnement optimal pour leur survie et leur reproduction. Cette niche ne dépend pas d’un seul facteur mais d’un ensemble complexe de facteurs : température, salinité, profondeur, courants, activités humaines… Ces variables évoluent de manière non linéaire (un petit changement peut avoir un effet disproportionné), et à différentes échelles spatiales, du local au régional. Pour bien représenter cette réalité, il est essentiel de prendre en compte la manière dont les caractéristiques de l’environnement changent dans l’espace. Cela inclut, par exemple, l’hétérogénéité des fonds marins, la répartition des habitats, ou la structuration des pressions humaines (aménagements côtiers, navigation, etc.). Les équipes utilisent des modèles de distribution d’espèces de nouvelle génération, basés sur l’intelligence artificielle. Ils s’appuient notamment sur des outils efficaces pour analyser des images et des modèles puissants pour comprendre comment les paramètres environnementaux varient dans l’espace, expliquer plus précisément où se trouvent les espèces, et identifier des interactions complexes.
  1. Protéger en temps réel pour agir face à l’urgence

L’IA peut analyser en temps réel de vastes données environnementales et de navigation pour prédire et signaler les risques pour protéger les espèces :

  • Mesurer l’efficacité des aires marines protégées (AMP) : Grâce à l’analyse d’images satellites, de balises et de données acoustiques, l’IA permet de suivre l’évolution de la biodiversité dans les AMP, de détecter les intrusions illégales et d’évaluer si les objectifs de conservation sont réellement atteints.
  • Surveiller les espèces menacées et lutter contre le braconnage : Certains projets, comme le WildEye Ocean utilise l’intelligence artificielle pour surveiller les espèces marines menacées grâce à des drones, capteurs sous-marins et images satellites. Les données sont analysées pour repérer les activités illégales comme le braconnage ou la pêche non autorisée. L’IA pourrait aussi aider à limiter l’impact environnemental des puissances industrielles du Nord dans les pays du Sud, notamment en Afrique (où sont extraits les métaux rares par ailleurs), en régulant la surpêche par des flottes internationales. Cette exploitation nuit à la biodiversité marine et met en danger les économies et la sécurité alimentaire des communautés locales. L’IA pourrait contribuer à rééquilibrer les rapports de force sur les océans, en rendant visible et mesurable ce qui ne l’est pas toujours.
  1. Anticiper les changements et planifier l’action

L’analyse par l’IA d’énormes volumes de données complexes permet de prédire les impacts futurs sur la biodiversité, permettant une planification à grande échelle.

  • Prédire les changements et les besoins de conservation : Le projet FISH-PREDICT a développé au total 14 indicateurs écologiques, construits pour évaluer l’état de la biodiversité des poissons de récifs. Ces indicateurs reflèteront les grandes priorités de conservation : diversité des espèces, abondance, rareté, vulnérabilité, etc.
  • Restaurer les habitats marins : En analysant des données spatiales et environnementales (images satellites, relevés bathymétriques *, qualité de l’eau…), l’Intelligence Artificielle peut aider à identifier les zones les plus favorables à la reforestation marine, notamment pour le développement des herbiers et algues, essentiels à la biodiversité. Elle détecte automatiquement les conditions optimales — lumière, profondeur, température, courants — pour maximiser les chances de succès des actions de restauration. Par exemple, le projet RESTORESEAS vise la restauration des herbiers marins de posidonie en Méditerranée en favorisant les dynamiques naturelles de recolonisation et en supprimant les pressions locales. Cependant, cette logique d’intervention soulève une question : peut-on compenser la destruction de milieux marins (par exemple via le chalutage ou l’artificialisation côtière) par leur restauration ailleurs ? Cette approche, proche de celle observée sur terre avec la compensation des sols artificialisés, risque de banaliser l’idée que l’on peut racler un fond marin pour « replanter » demain.
  • Gérer durablement les ressources halieutiques : L’IA peut être exploitée pour analyser en temps réel les données issues de la pêche : volumes capturés, espèces ciblées, zones de pêche, historiques de capture, conditions environnementales… En les croisant avec des modèles prédictifs, l’IA peut estimer l’état des populations halieutiques et proposer des quotas dynamiques. Elle aide aussi à prévenir la surpêche et à limiter les captures accidentelles. L’outil Smartrawl intègre des caméras intelligentes et des capteurs IA directement à l’intérieur des filets. Ces dispositifs analysent en temps réel les espèces capturées. Si une espèce protégée ou non ciblée est détectée, le système peut la relâcher vivante avant même que le filet ne remonte à bord. Mais derrière cette gestion de précision, une question s’impose : que vaut l’optimisation d’un système si l’on continue à racler les fonds marins avec des techniques destructrices ? Il s’agit de favoriser les techniques de pêche les moins invasives, plus sélectives (comme la ligne ou la nasse) et d’adapter les efforts de pêche aux cycles biologiques des espèces (reproduction, migration).

* Bathymétrie : mesure de la profondeur et de la topographie du fond de la mer, comme le relief sous-marin

La vraie question reste celle de nos usages

L’Intelligence Artificielle est un levier puissant — à condition que la technologie ne serve pas à justifier un statu quo, mais bien à réorienter en profondeur nos pratiques.

L’IA, aussi performante soit-elle, n’est qu’un outil au service des choix humains. Le véritable levier de transformation réside dans notre capacité à interroger en profondeur les logiques économiques, politiques et culturelles qui structurent nos sociétés. Par exemple, face à la surpêche, l’IA peut modéliser les impacts, surveiller les stocks et alerter en temps réel. Mais si des subventions continuent de soutenir des pratiques industrielles destructrices, ou si la rentabilité immédiate prime systématiquement sur la durabilité, alors aucune technologie, ne pourra inverser la tendance. L’IA ne remplacera ni la volonté politique, ni la responsabilité collective, ni la nécessité de repenser nos modes de production et de consommation. La priorité reste d’éviter de reproduire des pratiques qui ne sont pas durables environnementalement, socialement et économiquement, et de reconstruire un rapport plus respectueux et équilibré avec le vivant.

Conclusion : Utiliser l’IA comme un allié du vivant, un combat que nous sommes en train de perdre

L’Intelligence Artificielle appliquée à la biodiversité incarne un paradoxe : elle peut devenir un atout puissant pour préserver le vivant, ou, au contraire, accélérer sa dégradation. Tout dépend de l’intention, de la gouvernance, et de la rigueur avec laquelle nous intégrons les enjeux environnementaux dans son développement. Mais aujourd’hui, nous évoluons dans un monde en grande partie caché, aux dynamiques complexes, souvent invisibles, et difficilement mesurables. Les chaînes d’interactions écologiques, notamment en milieu marin, produisent des réactions en cascade dont l’ampleur et les conséquences sont encore largement sous-estimées.

Il reste beaucoup à faire : mettre en place des indicateurs clairs, documenter les effets réels des technologies, élaborer des réglementations limitant l’accès de certains types de systèmes d’IA qu’ils ne soient utilisés dans le cadre d’activités illégales ou contraires à l’éthique, éviter ou limiter les impacts indirects, encadrer l’extraction des métaux critiques, …et surtout, replacer la biodiversité au cœur de nos priorités collectives. L’IA ne sauvera pas le vivant seule. Mais si nous faisons le choix incontournable de l’orienter avec lucidité et responsabilité, elle peut devenir un allié précieux pour mieux comprendre, protéger et restaurer les écosystèmes.


Sissi VU, Consultante
Arnaud PENSIVY, Senior Manager

Sources : 

L’intelligence artificielle au service de la biodiversité | Enerfip

Protéger la biodiversité grâce à l’intelligence artificielle – idverde

L’intelligence artificielle au service de la biodiversité marine | CNRS Le journal

L’intelligence artificielle, outil sous-exploité pour la protection de la biodiversité | Salle de presse – McGill University

L’intelligence artificielle au service de la biodiversité marine : démarrage d’un challenge scientifique international inédit | AFD – Agence Française de Développement

L’intelligence artificielle pour protéger la biodiversité marine

Les enjeux de l’intelligence artificielle pour la biodiversi

Risques et opportunités de l’IA pour l’environnement  – lamy-liaisons

Extinction des espèces : le rôle déterminant de l’IA pour préserver la biodiversité

L’intelligence artificielle : une pollution cachée au cœur de l’innovation – Institut Supérieur de l’Environnement – ISE

2024_14_IA_Environnement.pdf

https://www.mrae.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/2023-08-09_marcoussis_91__projet_extension_data_center4_avis_delibere_.pdf.

20,6% en moyenne et jusqu’à 52,8% en poids page 24 Restitution des données ObsMer pour les professionnels – données 2010

 

 

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