Chroniques de la transformation durable… 7) pouvoir

Dans le numéro 146 de REFLETS, nous introduisions un cadre de lecture de la transformation durable, articulé autour de dix défis inspirés de situations réelles, rencontrées sur le terrain au contact de décideurs et d’acteurs. Pour poursuivre cette réflexion, nous menons une série de chroniques thématiques approfondissant chacun des dix enjeux : culture, complexité, incertitude, polémique, performance, données, pouvoir, narratif, massification, leadership.

Pour chaque chronique, nous invitons un ou plusieurs grand(s) témoin(s) à partager leurs idées et éclairages, à la lumière de leur sensibilité et de leurs expériences. Merci à Jean-Luc di Paola-Galloni (Vice-Président en charge du développement durable, des affaires publiques, de la recherche collaborative et de la réglementation technologique de Valeo, Vice-Président du Conseil consultatif européen chargé de la recherche sur les transports routiers (ERTRAC – European Road Transport Research Advisory Council [i]) d’avoir apporté sa contribution à cette septième chronique.

Les opinions exprimées dans cet article reflètent exclusivement les positions des auteurs et ne correspondent pas nécessairement à celles de leurs organisations. Merci à Bérénice Bourgeois et Nastassia Lagaude pour leur relecture critique.


Gouvernance : les états-majors en première ligne

La mise en lumière des liens entre transformation durable et pouvoir commence au sein même des entreprises, où l’on observe depuis deux ans des évolutions majeures en matière de gouvernance et d’intégration de la RSE [ii] aux plus hauts niveaux des organisations (Directions Générales).

Après 20 ans de prise de conscience progressive, grâce notamment à plusieurs pionniers et à la mobilisation des ONG et du monde scientifique et académique, l’accélération des pressions sociétales et des contraintes réglementaires a conduit à l’enclenchement d’une nouvelle dynamique : la RSE est aujourd’hui traitée directement par les Comités Exécutifs et (de manière croissante) par les Conseils d’Administration.

« Cette « montée en puissance » acte le caractère éminemment stratégique et transversal de la transformation durable, amenée à impacter le modèle économique, les résultats financiers et le fonctionnement opérationnel de l’entreprise dans l’ensemble de ses dimensions et fonctions clés (y compris en matière de financement et d’investissement). »

En première ligne, la Direction Générale s’appuie notamment sur la Direction financière (mise sous contrôle et passage à l’échelle du reporting extra-financier) et la Direction des Ressources Humaines (mobilisation, engagement des collaborateurs, formation…), avec à la clé une forme parfois observée de « déspécialisation » des Directions RSE, amenées néanmoins à jouer un rôle central en matière de coordination, de facilitation, d’innovation stratégique mais aussi d’impulsion et de contrôle d’exécution des livrables auprès de l’ensemble des équipes concernées.

La transformation durable occupe également désormais une place centrale au sein des Conseils d’Administration,où des comités thématiques dédiés à la RSE contribuent de plus en plus étroitement aux travaux des comités « risques ».

« On assiste donc bien à une nouvelle vigilance renforcée au sein des états-majors, conscients de leurs devoirs de résultat et de contrôle opérationnel de l’ensemble des enjeux de la transformation durable. »

Un « Club des administrateurs engagés pour la RSE » a même été créé en mars 2024, à l’initiative du Cercle de Giverny et avec le soutien du ministère de la Transition Ecologique.

Management : vers une repondération des pouvoirs

En prenant ainsi une place et une importance croissantes dans la conduite des affaires, la transformation durable s’accompagne de phénomènes de rééquilibrage et de repondération des pouvoirs managériaux, qui vont impacter profondément (et pour longtemps) les schémas de gouvernance des entreprises.

Le déploiement des approches dites de « double matérialité [iii] » conduit par exemple à renforcer le pouvoir des directions opérationnelles, et à mettre en exergue des risques, des opportunités et des impacts jusque-là souvent considérés comme non-prioritaires.

Ce faisant, l’entreprise élargit son champ de vision stratégique et est naturellement incitée à redonner plus d’importance à l’anticipation et à la prospective, éléments décisifs pour mener à bien la transformation durable.

« La transformation durable oblige à repenser le management sous la forme d’un écosystème, plutôt que sous la forme d’une simple chaîne de reporting hiérarchique séquentiel. Elle rétablit l’importance de la RSE en matière de management et de gestion transversale des hiérarchies. »

Au-delà de l’opposition classique entre verticalité et horizontalité, elle introduit une vertu différente, incitant à la création de nouvelles dynamiques collaboratives mobilisant plusieurs fonctions et réseaux internes, qui comprennent de manière pragmatique leur intérêt à travailler ensemble.

Ces dynamiques de collaboration ne sont pas toujours formalisées. Elles s’accompagnent néanmoins de réelles opportunités en matière de créativité managériale, que les DRH et les Directions Générales ont tout intérêt à valoriser, y compris dans les schémas de rémunération des cadres.

Chaînes de valeur : nouveaux rapports de force et mise en place de nouvelles transversalités

Autre clé de lecture pour illustrer les liens entre « transformation durable » et « pouvoir » : la RSE prend une place croissante dans la gestion courante et l’intimité des relations entre clients et fournisseurs. Cette dynamique se traduit notamment par l’installation progressive d’une logique de « responsabilité en cascade », mettant en lumière les multiples interdépendances au sein de chaînes d’approvisionnement globalisées et de plus en plus complexes.

« Avec la multiplication de clauses, exigences et critères RSE dans les cahiers des charges, les fournisseurs sont contraints de partager, avec leurs donneurs d’ordres, de plus en plus d’informations stratégiques et données sensibles révélant des aspects essentiels de leurs modèles économiques (consommations énergétiques, indicateurs sociaux…). »

Ils sont également soumis à un nombre croissant de déclarations volontaires et d’audits ciblés, pouvant aller jusqu’à l’installation de capteurs et outils de mesure dans leurs propres installations [iv].

Au-delà de l’usage de ces informations pour fiabiliser leur propre reporting extra-financier, les donneurs d’ordres s’en servent également pour faire évoluer leurs techniques de négociation et de mise en concurrence, générant souvent de nouvelles pressions dans des relations d’affaires déjà tendues, particulièrement dans certains secteurs sensibles (industrie, services…).

La transformation durable renforce ainsi considérablement le rôle et le pouvoir des Directions Achats, interfaces essentielles pour :

  1. Assurer et fiabiliser le reporting extra-financier sur le périmètre du « Scope 3 [v] amont »,
  2. Identifier, suivre et mettre sous contrôle les risques clés,
  3. Stimuler et accompagner les progrès des fournisseurs en matière de RSE,
  4. Anticiper et mettre en œuvre les actions permettant d’assurer la résilience des approvisionnements sur le long terme, tout en tenant compte des impératifs de la transformation durable.

Les équipes Achats sont amenées à travailler de plus en plus étroitement avec les directions juridiques ou de conformité (cf. impacts du devoir de vigilance [vi]), les directions des risques (cf. risques assurantiels, de réputation…) et, bien sûr, les directions RSE (expertises thématiques, réseaux et partenariats…).

« Pour les entreprises et pour les filières, les enjeux sont considérables en particulier à deux niveaux : outillage numérique et conduite du changement. »

  • L’outillage numérique est essentiel pour assurer des échanges sécurisés, homogénéisés et contrôlés de données de durabilité entre clients et fournisseurs. Les initiatives collaboratives de grande ampleur sont amenées à se développer, notamment à échelle sectorielle. On peut citer l’exemple de Catena-X [vii], l’écosystème numérique des constructeurs automobiles européens, dédié à la résilience de la supply-chain automobile, qui a pour ambition notamment de mettre en place une fluidification du reporting sur le CO2, à travers la chaîne de valeur.
  • La conduite du changementest incontournable pour mener à bien la transformation des métiers et fonctions Achats, en tenant compte des différences de perceptions générationnelles des enjeux (aussi bien côté clients que côté fournisseurs).

« Le facteur clé de succès réside dans la collaboration et la capacité à créer, au sein des chaînes d’approvisionnement, de réelles « communautés d’intérêts » fondées sur les principes de la transformation durable. »

Plutôt que de simplement (pour les clients) se « décharger » de leurs obligations en augmentant la pression sur leurs fournisseurs, ou (pour les fournisseurs) de négliger la nouvelle place centrale de la RSE dans les relations d’affaires, tous secteurs confondus, la transformation durable est l’occasion de développer une nouvelle forme d’intelligence au sein des chaînes d’approvisionnement.

International : le défi de la compétitivité

Dernière échelle d’analyse pour illustrer les liens entre transformation durable et pouvoir : celle du commerce international et de la compétition entre grandes puissances économiques. Avec un constat essentiel :

« Les choix politiques en matière de RSE s’accompagnent d’enjeux considérables en matière de compétitivité, et d’équilibres délicats entre libre-échange et protectionnisme. »

ace aux urgences environnementales et sociales, révélées par les travaux des grands collectifs scientifiques internationaux [viii], les cycles de négociations et conférences internationales [ix] ont permis aux Nations de converger vers des objectifs partagés (climat, protection de la biodiversité et des océans, respect des droits humains [x]…).

Mais dans les faits, les grandes régions du monde se donnent leurs propres horizons différenciés [xi] et leurs propres leviers réglementaires pour atteindre ces objectifs, chacune tenant compte de ses intérêts géostratégiques et contraintes de prudence dans l’évaluation des progrès accomplis et de leurs impacts sur l’économie et la société.

On observe ainsi l’émergence d’une « géopolitique des réglementations RSE », influencée par les différences culturelles et les politiques économiques locales, avec deux principales approches (antagonistes sur le fond) :

  • Une approche planificatrice et exigeante (illustrée par le Green Deal, avec la mise en place progressive de la CSRD en Europe), qui place la RSE au cœur d’une transformation profonde et contrainte de l’économie, et exige la prise en compte de l’impact des activités économiques sur l’environnement et la société, et réciproquement (« double matérialité ») ;
  • Une approche pragmatique et prudente (illustrée par l’IRA [xii] aux Etats-Unis), qui met l’accent sur le soutien au secteur productif (pour éviter que la RSE ne constitue un frein à la croissance) et n’intègre que l’impact de l’environnement et de la société sur la performance financière de l’entreprise (« matérialité simple »).

« Dans les deux cas, les outils fiscaux associés (par exemple la taxe carbone aux frontières de l’UE) révèlent clairement que la transformation durable est devenue un outil d’affirmation du pouvoir politique et économique pour les Nations et leurs alliances régionales souveraines. »

Au-delà du climat, des considérations similaires s’appliquent à la lutte contre la pollution plastique, la préservation des ressources en eau, l’approvisionnement énergétique, etc.

En conclusion, RSE et pouvoir sont intrinsèquement liés, à différentes échelles (gouvernance, modes de management, chaînes de valeur, commerce et relations internationales). Il s’agit d’une dimension essentielle à prendre en compte, pour réussir toute démarche de transformation durable au sein des organisations. Malgré de possibles réajustements futurs (allégement de certains cadres réglementaires par exemple), il s’agit bel et bien d’une dynamique de changement systémique, engagée sur le long terme.


Cédric BAECHER, Partner

Sources :

[i] European Road Transport Research Advisory Council, plateforme technologique multi-parties prenantes de la Commission européenne, dédiée à la recherche collaborative et pré-compétitive de l’industrie automobile.

[ii] Responsabilité Sociétale des Entreprises.

[iii] Dans le cadre de la nouvelle réglementation CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) : analyse de l’impact des activités de l’entreprise sur l’environnement et la société et, réciproquement, analyse de l’impact de l’environnement et de la société sur la performance financière de l’entreprise.

[iv] Par exemple pour mesurer la qualité de l’air dans un atelier utilisant des produits dangereux.

[v] Le « Scope 3 » est un périmètre de reporting extra-financier, qui couvre les impacts RSE associés aux activités situées en amont (par exemple le transport et la distribution) et en aval de la chaîne de valeur.

[vi] Le devoir de vigilance fait référence à l’obligation faite aux entreprises donneuses d’ordre de prévenir les risques ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) liés à leurs opérations, y compris leurs filiales et leurs partenaires commerciaux (sous-traitants, fournisseurs). Il fait l’objet de plusieurs législations nationales (France, Royaume-Uni…) et internationales (notamment en Europe avec la Directive CSDD, Corporate Sustainability Due Diligence).

[vii] https://catena-x.net/en/

[viii] GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques).

[ix] Notamment les COP, avec l’Accord de Paris sur le climat (2015).

[x] Pour lesquels il existe, à date, moins de repères communs que pour les défis environnementaux.

[xi] Par exemple en matière de décarbonation : 2050 pour le monde occidental, 2060 pour la Chine.

[xii] L’Inflation Reduction Act (IRA) est un plan de réformes écologiques et sociales, dont le principal volet concerne le climat. Il inclut des subventions à la production, une obligation d’acheter américain, des allégements fiscaux, etc.

Lisez l’intégralité des Chroniques de la Transformation Durable :

Chroniques de la transformation durable… 1) Culture

Chroniques de la transformation durable… 2) Complexité

Chroniques de la transformation durable… 3) Incertitude, risque

Chroniques de la transformation durable… 4) polémiques

Chroniques de la transformation durable… 5) performance

Chroniques de la transformation durable… 6) données

Pour en savoir plus : consultez le flipbook intégral de ce dernier numéro de Reflets.

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