Social : le redoutable « angle mort » de la transformation durable sera aussi son principal facteur de succès, ou d’échec…

« Il n’y en a que pour le carbone, cela commence à bien faire »… C’est une petite musique que l’on entend de plus en plus souvent, plutôt à voix basse, dans le huis-clos de réunions professionnelles, lors de groupes de travail ou de débats réunissant des acteurs aux profils les plus variés. Aussi bien dans des entreprises (grands groupes et PME) que dans des établissements publics, à Paris et en province, dans des sièges sociaux ou dans des implantations locales.

Faut-il y voir un signal faible anecdotique, ou au contraire une forme d’alerte susceptible de révéler un certain déséquilibre dans la façon dont s’amorce la décarbonation de nos économies ?

Il apparaît plus sage d’y voir une alerte de bon sens, pour au moins quatre raisons.

Premièrement, c’est bien la société dans son ensemble qui doit faire face dès maintenant aux enjeux de la transition énergétique écologique. Des efforts (et des progrès !) remarquables ont été accomplis ces dernières années en matière de pédagogie et de conscientisation du grand public sur le changement climatique, et la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces efforts, dans la lignée de l’Accord de Paris sur le climat, sont en partie à l’origine de l’« effet loupe » que certains observent, et d’une concentration des discours, des engagements, des actions et des moyens sur le sujet du carbone. Néanmoins, l’ampleur des transformations à accomplir exige (pour conduire le changement) de mobiliser et d’embarquer toutes les parties prenantes, au-delà des experts du carbone, en conservant une vision large du développement durable dans sa triple dimension historique (environnementale, économique et sociale).

Deuxièmement, la question des impacts sociaux de la transition énergétique et écologique demeure traversée de nombreuses incertitudes. D’un côté, les plus optimistes rappellent la thèse de la destruction créatrice, chère à l’économiste autrichien Joseph Schumpeter (des activités et emplois anciens seront détruits, mais remplacés par d’autres, créés grâce à la transition). De l’autre, les plus prudents appellent à plus de vigilance. Les auteurs d’une récente étude du CEPII établissent ainsi des parallèles entre la désindustrialisation des années 2000, et la mutation en cours vers l’industrie verte. Rappelant que selon la Commission européenne, jusqu’à 40 % des emplois pourraient être touchés par la transition écologique, et que les réallocations entre secteurs pourraient ne pas fonctionner aussi bien que ne le prédisent les modèles, avec à la clé des difficultés majeures pour les ménages et les territoires les plus vulnérables. Et des défis considérables en matière de formation.

Troisièmement, la transformation durable ne pourra pas marcher que sur une seule jambe, environnementale (le carbone, mais aussi la biodiversité). Il est vrai que les principaux efforts entrepris à date en matière de réglementation, d’investissement et d’innovation portent majoritairement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. De fait, la tâche est déjà immense, et il est compréhensible de se concentrer dans un premier temps sur le carbone, puisqu’il s’agit d’un sujet de plus en plus visible, identifié, et déjà en lui-même extrêmement compliqué à traiter, ne serait-ce que pour fiabiliser la mesure et le comptage des émissions tout au long des chaînes de valeur). Néanmoins, des efforts équivalent sont d’ores et déjà en préparation sur d’autres volets clés de la transition, avec par exemple le projet de taxonomie sociale portée par la Commission Européenne, visant à établir un référentiel d’activités économiques tenant compte de critères sociaux standardisés et inspirés de normes internationales.

Enfin, la question de l’acceptabilité sociale de la transition énergétique et écologique est encore loin d’être pleinement traitée. Cette question est rendue plus délicate encore dans le contexte politique et économique que nous connaissons, marqué par une polarisation croissante de l’opinion et une inflation porteuse de nombreux risques. Les expressions de rejet des ZFE (Zones à Faibles Emissions) ne signifient bien sûr pas que nos concitoyens se soucient peu de la qualité de l’air ou des conséquences locales du changement climatique. Mais elles révèlent que des contraintes sociales particulièrement fortes, ainsi que des défis en matière de gouvernance locale, viennent de facto percuter certaines actions entreprises de bonne foi par les pouvoirs publics pour accompagner et même accélérer la transformation de l’économie. Trouver des solutions pratiques pour la transition est une chose ; s’assurer que tous les citoyens pourront rapidement y accéder de manière équitable en est une autre.

Oui, les pressions environnementales de toutes natures s’accélèrent (maintien des émissions de gaz à effet de serre à des niveaux élevés, pertes de biodiversité, difficultés d’accès aux ressources en eau, etc.), avec de multiples interconnexions de mieux en mieux objectivées par les travaux de la communauté scientifique.

Oui, nous sommes aux prémices d’une nécessaire transformation massive de l’économie mondiale, inédite par son ampleur, sa profondeur et par les enjeux qu’elle comporte en matière de préservation de nos conditions de vie sur terre.

Pour autant, se concentrer uniquement sur la dimension environnementale de cette transformation, ou plus périlleux encore, uniquement sur le sujet des émissions de dioxyde de carbone, constituerait un risque majeur, tant à échelle locale qu’à échelle mondiale.

Avec à la clé des incompréhensions potentielles, des perceptions d’injustices, puis des blocages, surtout au vu des investissement historiques à réaliser et de leur inévitables répercussions dans l’économie au sens large.

L’urgence climatique nous met incontestablement en danger. La cohésion sociale aussi, et à échéance potentiellement bien plus brève encore.

Cédric Baecher, Partner

Découvrez tous les articles de Cédric en vous abonnant à sa page LinkedIn :  https://www.linkedin.com/in/cedricbaecher/

Back to top