ESG : une lutte d’influence entre visions du monde, et un pari que l’Europe n’a pas encore gagné…

N’en déplaise à leurs détracteurs, les États-Unis demeurent la première puissance mondiale. Et continuent inlassablement à préfigurer un certain nombre de tendances, qui sont le plus souvent amenées à traverser tôt ou tard l’Atlantique pour se manifester (avec plus ou moins d’amplitude) sur le continent européen. D’où l’importance de suivre de près un certain nombre de signaux faibles, qui peuvent nous alerter sur des débats à venir et nous inciter à nous poser les bonnes questions, au bon moment. 

Il y a deux mois, le discours de Joe Biden devant le Congrès sur l’état de l’Union faisait la part belle aux alliances entre Démocrates et Républicains, autour de sujets d’intérêt général, pour faire avancer l’Amérique vers plus de progrès et de résilience (dans la santé, l’éducation, l’économie inclusive, la circulation des armes à feu…). Une belle entente bipartite qui aurait déjà permis, selon le Président, de faire voter plus de 300 Lois essentielles à l’avenir du pays. Une occasion pour lui de rappeler l’importance des défis sociétaux et du changement climatique, décrit comme une « menace existentielle ».  

Mais quelques jours plus tard, le Président se voyait contraint d’actionner son premier veto pour contrer un projet de loi porté par la majorité républicaine du Congrès, visant à interdire purement et simplement la prise en compte des critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) dans la gestion financière. La régulation démocrate visée par ce projet de loi ne cherchait pourtant qu’à autoriser la prise en compte de tels critères, mais nullement l’imposer.  

Que faut-il retenir de ce fait marquant de la vie parlementaire américaine ? Proposons une lecture en 4 « P » : Polarisation, performance, pouvoir, pari.

Premièrement, l’ESG ne va pas échapper au phénomène de polarisation croissante des opinions et des postures politiques, qui touche un grand nombre de démocraties. Aux États-Unis, le débat fait rage et s’exacerbe déjà entre d’un côté les contempteurs du « capitalisme Woke », fervents gardiens de certaines libertés individuelles (surtout en matière de création de valeur), et de l’autre les non moins fervents défenseurs d’une vision plus engagée des responsabilités collectives, et du rôle décisif que les investisseurs peuvent jouer pour favoriser une meilleure prise en compte des défis sociaux et environnementaux de notre époque. Cet antagonisme majeur reflète deux visions assez radicalement distinctes du monde, de l’économie, et de la société ; visions qu’il conviendrait pourtant de réconcilier au plus vite, pour contribuer à véritablement mettre sur des rails l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris sur le climat.  

Deuxièmement, l’avenir de l’ESG va se jouer en grande partie autour de la notion de performance, et des différentes lectures que l’on peut vouloir en faire. Soit une lecture exclusivement financière, considérant que la seule priorité valable consiste à protéger les économies des épargnants contre de dangereux idéologues prêts à sacrifier la rentabilité sur l’autel de la responsabilité sociétale et environnementale des acteurs économiques. Soit une lecture plus globale, intégrant et réconciliant performances financières et extra-financières. A l’image de la performance « plurielle » défendue de longue date par certains dirigeants comme Antoine Frérot, Président du Conseil d’Administration de Veolia (leader mondial des services à l’environnement), pour lequel c’est parce que l’entreprise est équitablement utile à toutes ses parties prenantes (clients, salariés, actionnaires, fournisseurs, territoires, générations futures…) qu’elle est prospère, et non l’inverse. 

Troisièmement, il ne faut surtout pas sous-estimer l’immense enjeu de pouvoir et d’influence qui se joue derrière ce débat sur la validité des critères ESG. Avec plus de 20 000 milliards d’Euros sous gestion (près de 7 fois le PIB de la France…), les plus grands fonds américains (BlackRock, Vanguard, State Street, Fidelity…) représentent une puissance de feu considérable et détiennent de facto une emprise considérable sur l’économie mondiale (environ 40 % des votes des actionnaires de l’indice boursier S&P 500, selon certains analystes). Or si des influenceurs de premier plan comme Larry Fink, patron de BlackRock, ont pu paraître conscients de l’importance des critères ESG, cela pourrait n’avoir duré qu’un temps. Après s’être vu retirer la gestion de plusieurs milliards de dollars par certains de ses grands clients, par exemple l’État de Louisiane, l’intéressé semble être revenu aux fondamentaux en affirmant récemment : « le capitalisme, c’est le profit, pas le politiquement correct ».  

Enfin, si l’Europe entend maintenir son pari stratégique de devenir le continent leader en matière d’ESG, elle doit s’attendre à devoir gérer des oppositions majeures. Venant de l’extérieur, mais aussi au sein de ses propres opinions publiques et de ses propres États membres. Le cas des États-Unis nous montre que nous sommes encore loin d’une union sacrée sur ce sujet, pourtant décisif, d’une meilleure prise en compte des critères ESG dans l’allocation et la gestion des plus grands agrégats de l’économie mondiale. À l’heure où notre défi principal consiste à retrouver des marges de manœuvre pour rétablir notre souveraineté économique et géopolitique, dans un contexte d’inflation élevée et de défiance démocratique, il faudra un courage politique considérable pour expliquer et défendre l’idée selon laquelle les trois piliers du développement durable restent conciliables et seront même, ensemble, notre principal avantage compétitif futur.  

Ces quelques considérations d’outre-Atlantique renvoient au contenu de mon billet de la semaine dernière, et au rôle clé que les différentes perceptions des libertés individuelles et collectives joueront dans la conduite de la transformation vers une économie plus durable (à l’interface entre écologie, marché et démocratie).  

Ne sous-estimons pas les forces en présence, ni les enjeux qui demeurent considérables en matière de pédagogie collective, mais aussi de recherche économique pour continuer à toujours mieux comprendre et objectiver les ressorts de la performance durable.  

Comme c’est souvent le cas à l’orée des grands changements de paradigmes, la charge de la preuve est principalement du côté du nouveau modèle. Il nous faut rester lucides sur ce point, et ne pas considérer trop confortablement que tous les esprits sont d’ores et déjà durablement acquis à la cause.  

En France, l’apparition de nouveaux signaux faibles incitent à la plus grande prudence, avec par exemple un début de convergence possible entre communautés Antivax et climato-complotistes, comme le révèle une récente note de la Fondation Jean Jaurès, relayée dans Le Point par la journaliste Géraldine Woessner qui souligne que « la conversation autour du climat s’est considérablement amplifiée au cours de l’année 2022 » et qu’elle s’est aussi « radicalisée », avec un certain écho de part et d’autre du spectre politique.  

La question essentielle est celle de l’incarnation future (à court, moyen et long terme) des différentes postures politiques sur le climat et plus généralement l’ESG. Restons vigilants, sans pour autant craindre trop vite l’émergence d’un « Trumpisme à la Française ».  

Cédric Baecher, Partner

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