Dans son essai intitulé « La démocratie et le marché » (Grasset, 2004), l’économiste Jean-Paul Fitoussi démontre pourquoi il est vain d’opposer économie de marché et démocratie. Selon son analyse, c’est précisément en faisant jouer leurs complémentarités que l’on peut obtenir à la fois efficacité économique et justice sociale.
Alors que cette question est loin d’avoir épuisé tout son potentiel polémique, la science nous presse désormais d’ajouter à l’équation la troisième grande dimension fondamentale : l’écologie.
Pour faire face aux crises et urgences de toutes natures, saura-t-on concilier écologie, marché et démocratie ? Ou devrons-nous consentir (et y serons-nous prêts ?) à des renoncements, par exemple en matière de libertés individuelles et collectives ?
Dans des tribunes et articles récents, des prises de positions illustrent clairement la complexité des réflexions à mener… Le politologue François Gemenne (coauteur des rapports du GIEC) affirme ainsi dans Le Monde du 29 mars 2023 : « Entre le changement climatique à 4 degrés et des frontières fermées, je choisis le réchauffement climatique ». Dans une tribune publiée dans le même quotidien en septembre 2021, l’historienne Frédérique Laget affirmait quant à elle : « Décarboner vraiment, c’est rompre avec les libertés individuelles, voire avec le pacte démocratique… ».
C’est précisément sur ce terrain que s’est aventuré, la semaine dernière, le premier « Forum sur la liberté de mouvement », lancé à l’initiative de Carlos Tavares (PDG de Stellantis, l’un des premiers constructeurs mondiaux d’automobiles : 14 marques et 400 000 employés dans 30 pays) et facilité par Wavestone. Avec pour thème inaugural : « Dans un monde décarboné, la liberté de mouvement sera-t-elle réservée à une élite ? ».
Résolument interculturels et interdisciplinaires, les débats (suivis par 2200 participants dans le monde) ont notamment conduit à préfigurer une grille de lecture distinguant 4 champs de réflexion, pour bien aborder les enjeux en croisant différents objets et échelles :
Premièrement, le champ des besoins fondamentaux individuels. On retrouve ici les « services essentiels », parfois également appelés « services de base », directement connectés à la dignité humaine et à la capacité irréductible de chaque être humain à satisfaire un certain nombre de besoins vitaux. On peut par exemple citer l’accès à l’eau et l’assainissement, l’alimentation, l’énergie, la santé, la mobilité, la gestion des déchets, mais aussi l’éducation, l’emploi… Ces services sont associés à des infrastructures, équipements et compétences spécifiques qui permettent de les assurer dans la durée. Parmi eux, la mobilité revêt une importance clé, du fait de sa transversalité (elle permet d’assurer l’accès à plusieurs autres services essentiels, par exemple pour s’alimenter, se soigner, travailler…). Les impacts et externalités négatives de ces services doivent bien sûr être traités, mais la priorité est de les assurer sans interruption, en tenant compte des contraintes locales.
Deuxièmement, le champ des besoins fondamentaux collectifs. La communauté scientifique internationale, par les travaux qu’elle mène depuis plus de 30 ans sur les causes et effets du changement climatique, nous invite sans équivoque à considérer la décarbonation de l’économie comme un exemple de besoin fondamental collectif, dans la mesure où il s’agit bien de préserver, à plus ou moins long terme, la capacité même de l’espèce humaine à vivre sur terre. En écho aux besoins fondamentaux individuels, qui font référence à des priorités vitales encore plus fortes et plus immédiates, il s’agit aussi d’assurer la (sur)vie mais à une échelle plus globale, en tenant compte de notre compréhension (de plus en plus fine) des grands équilibres planétaires et des risques que l’anthropocène fait peser sur eux. La paix est un autre exemple de besoin fondamental collectif (on peut certes vivre en guerre, mais rarement très longtemps).
Troisièmement, le champ des impératifs sociétaux individuels. L’accès équitable à des solutions décarbonées (pour se déplacer, s’alimenter…) devient nettement un exemple d’impératif sociétal individuel. En effet, face à une urgence climatique de plus en plus largement reconnue et ressentie par les opinions publiques, chacun doit pouvoir (s’il le souhaite) agir à son échelle pour réduire son empreinte carbone, sans pour autant se sentir coupable si les solutions existantes ne sont pas à sa portée. Il y a là un enjeu d’alignement personnel, de cohérence intime entre d’une part la nécessité de satisfaire ses besoins vitaux, et d’autre part la possibilité de le faire sans se sentir de facto exclu de la transition énergétique et écologique. Charge aux entreprises, aux gouvernements, aux régulateurs, aux acteurs de la société civile de travailler de concert pour trouver des solutions véritablement inclusives.
Quatrièmement, le champ des impératifs sociétaux collectifs. Si la mobilité relève des besoins fondamentaux individuels, la « liberté de mouvement » constitue plus largement un exemple d’impératif sociétal collectif. C’est à la société (dans son propre intérêt) de rendre possible et d’organiser cette liberté de mouvement, porteuse de dialogue et de meilleure compréhension entre cultures, régions, savoirs, traditions… Le degré d’urgence n’est certes pas aussi fort que pour les services de base, mais l’enjeu n’en demeure pas moins décisif en matière de cohésion sociale et de vivre-ensemble. Qui souhaite prendre le risque d’un monde volontairement fragmenté et compartimenté ? Carlos Tavares assume que pour lui, « sans liberté de mouvement, il n’y a pas de démocratie ». Réduire les impacts environnementaux de la liberté de mouvement, oui. L’interdire ou la restreindre par des quotas comporterait d’autres formes de risques majeurs pour l’humanité.
Cette grille de lecture n’a aucune forme de prétention à l’exhaustivité ou à l’universalité. Elle vise seulement à contribuer à la suite du débat, en s’efforçant de poser les distinctions et d’envisager les articulations possibles entre ces quatre champs de réflexion, entre les sujets et échelles, objets et priorités qui les sous-tendent.
Il faudra vraisemblablement imaginer des déclinaisons locales de la grille, pour l’adapter à différents contextes socio-économiques, géographiques et culturels, à l’image de la diversité du monde et des cadres de vie.
Une chose est certaine :
Aborder les liens entre écologie, marché et démocratie nous invite à cheminer individuellement et collectivement sur une périlleuse ligne de crête, en évitant de basculer d’un côté sur le versant (vertigineux) de l’idéologie, et de l’autre sur celui (aride) du strict réalisme, au risque d’y entraîner toute la cordée et de ne jamais arriver au sommet.
Nous devons bel et bien oser poser les questions qui fâchent, et nous donner les moyens de trouver les équilibres fondant de nouveaux schémas de gouvernance qui nous permettront de léguer à nos enfants un monde vivable et désirable.
De cela dépend notre capacité à faire face ensemble, aujourd’hui et demain, aux urgences environnementales, économiques et sociales de notre temps.
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